J'ai vécu comme un con
Hier soir, Thierry devait venir et n'est pas venu. Un autre qui devait appeler pour se faire sauter dans la semaine n'a pas téléphoné non plus. Et le matin même, la visite opportune d'un plombier hétérosexuel m'avait donné des idées, banales fantasmes de tuyauteries. C'est ainsi que hier soir, pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé dans un sauna, rue du Louvre.
D'abord je pense à ma grand-mère de 94 ans, parce que je paye l'entrée avec un billet donné par elle à Noël. Puis très vite je suis nu, une serviette bleue sur les hanches. L'eau brûlante de la douche inondant mon corps fait surgir un souvenir de piscine scolaire des limbes de ma mémoire. J'avance dans le dédale des couloirs, je croise des hommes indifférents. Je déambule un moment, avec lenteur. Personne ne sourit, chacun fait la gueule, se donne des airs virils, une allure de cow-boys. Moi aussi je serre les maxillaires, comme les autres, trop fragile pour sourire. J'ai la chair de poule, il est hors de question d'avoir une érection, les vidéos pornos n'y changent rien. Certains se croient irrésistibles. Mais ce sont les déclassés qui me touchent, les vieux, les maigrichons, les gros... Il leur serait facile de m'avoir si je ne le cachais pas, tant le démon du sexe excite ma charité chrétienne. Je finirai comme eux. J'adore cet endroit.
Tandis que je mate un couple californien en train de baiser sur l'écran, un type à la pilosité poivre et sel effleure ma cuisse de sa main velue, je le laisse rêver un peu avant de reprendre ma déambulation, ma chasse au trésor.
Je m'assoie dans une cabine sombre, lumière rouge au plafond. Par la porte entrebâillée quelqu'un me regarde. Je me souviens de l'avoir déjà vu quelque part, peut-être à cause de son physique de footballeur méridional. Ce sera lui. Il entre, échange de baisers avec la langue, goût de poivre. Les serviettes bleue tombent au sol. Sa bite est pâle, avec beaucoup de prépuce protégeant la douceur du gland. Il dit : "tu m'excites, je m'appelle Eric, et toi ?". Il me pompe maladroitement, sa tête pesant sur mon ventre. J'applique mes mains en coupole sur la voûte de son crâne rasé. Je jouis le premier, au bout d'un certain temps. "J'ai envie de te revoir" dit-il encore, mais j'esquive. Il n'en finit plus de partir, de m'enlacer. Après coup, je regrette mon refus d'alors, il est trop tard.
Enfin il y a sous la douche un beau brun poilu qui me lance : "t'as le cul rouge, tu t'es fait défoncer ?" et gentil il pose la main dessus. Je réponds la vérité en riant franchement : "non". J'emporte son regard pour la route. Retour en taxi parisien.
Est-ce la vapeur d'eau aromatisée du hamman qui m'a rendu euphorique ? Pas seulement. Sitôt que quelqu'un me caresse, je retrouve ma dignité d'animal humain.
"Pendant combien de temps peut-on sucer une bite ? Je ne sais pas, je crois que je suis passé à côté d'un tas de trucs dans la vie - jamais levé personne dans la rue, des trucs comme ça. J'ai l'impression que j'ai pas vraiment vécu." (Andy Warhol, Journal, Lundi 8 avril 1985.)